6 mars 1963
Mčre
l'Agenda
(À propos d'un ancien Entretien du 4 décembre 1957 où Mère demande: «Y aura-t-il un passage progressif entre ce que nous sommes maintenant et ce que notre esprit intérieur aspire à devenir, ou est-ce qu'il y aura une rupture, c'est-à-dire que nous serons obligés de laisser tomber cette forme humaine actuelle pour attendre l'apparition d'une forme nouvelle – apparition dont nous ne prévoyons pas le procédé et qui n'aura aucun rapport avec ce que nous sommes maintenant? Pouvons-nous espérer que ce corps, qui est maintenant notre moyen de manifestation terrestre, aura la possibilité de se transformer progressivement en quelque chose qui pourra exprimer une vie supérieure, ou est-ce qu'il faudra abandonner cette forme totalement pour entrer dans une autre qui n'existe pas encore sur la Terre?» Mère ajoute:)
Pourquoi pas les deux?
Les deux seront en même temps; l'une n'exclut pas l'autre.
Oui, mais est-ce que c'est l'une qui se transformera en l'autre?
L'une se transformera et sera comme une ébauche de l'autre. Et l'autre, parfaite, apparaîtra quand celle-ci sera en existence. Parce que les deux choses ont leur beauté et leur raison d'être, par conséquent elles seront là toutes les deux.
Le mental essaie toujours de choisir, de décider – ce n'est pas comme cela. Même tout ce que nous pouvons imaginer est beaucoup moins que ce qui sera. À dire vrai, chacun qui a une aspiration intense et une certitude intérieure sera appelé à la réaliser.
Partout, dans tous les domaines et toujours et éternellement, tout sera possible. Et tout ce qui est possible, tout, SERA à un moment donné – à un moment donné plus ou moins prolongé, mais tout sera.
De même qu'on a trouvé toutes sortes de possibilités entre les animaux et l'homme, qui ne sont pas restées, de même il y aura toutes sortes de possibilités: chacun essaiera à sa manière. Et tout ça ensemble aidera à préparer la réalisation future.
La question que l'on pourrait poser: est-ce que l'espèce humaine sera comme certaines espèces qui ont disparu de la terre? – Certaines espèces ont disparu de la terre (mais pas des espèces qui ont duré aussi longtemps que l'espèce humaine, je ne pense pas (?) et justement pas les espèces qui avaient en elles ce germe de progrès, cette possibilité de progrès). On a plutôt l'impression que l'évolution suivra une courbe qui se rapprochera de plus en plus d'une espèce supérieure, et peut-être tout ce qui est encore trop près des espèces inférieures tombera, comme ces espèces sont tombées.
On oublie toujours que non seulement tout est possible – tout, même les choses les plus contradictoires –, mais que tous les possibles ont au moins un moment d'existence.
*
* *
(Peu après, Mère passe à la préparation des Aphorismes pour le prochain «Bulletin»:)
84 – Le surnaturel est un naturel que nous n'avons pas encore atteint ou que nous ne connaissons pas encore, ou dont nous n'avons pas encore conquis les moyens d'accès. Le goût du miracle, si répandu, est le signe que l'ascension de l'homme n'est pas encore terminée.
85 – Il est rationnel et prudent de se méfier du surnaturel; mais y croire aussi est une sorte de sagesse.
86 – De grands saints ont accompli des miracles; de plus grands saints les ont raillés; les plus grands d'entre eux les ont à la fois raillés et accomplis.
87 – Ouvre les yeux et vois ce qu'est réellement le monde et ce qu'est Dieu; débarrasse-toi des imaginations vaines et plaisantes.
Tu as des questions?
Oui, il y a deux sortes de questions...
Il y a deux choses très différentes.
D'abord on peut se demander: qu'est-ce qu'un miracle? Parce que souvent Sri Aurobindo a dit qu'il n'y a «pas de miracle», et en même temps, dans «Savitri», par exemple, il dit: «Tout est miracle ici-bas et par miracle peut changer»?1
Ça dépend comment on regarde: de ce côté-ci ou de ce côté-là.
On appelle miracle seulement les choses dont l'explication n'est pas claire, dont on n'a pas l'explication mentale. De ce point de vue, on peut dire qu'il y a une quantité innombrable de choses qui arrivent et qui sont des «miracles», parce qu'on ne peut expliquer ni le comment ni le pourquoi.
Qu'est-ce qui serait un vrai miracle?
Je ne vois pas ce qui peut être un vrai miracle, parce que qu'est-ce qu'un miracle, alors?
Un vrai miracle... Ce n'est que le mental qui a la notion de miracle, parce que le mental décide, avec sa logique propre, qu'étant donné ceci et cela, telle autre chose peut ou ne peut pas être. Mais ça, ce sont toutes les limitations du mental. Parce que, au point de vue du Seigneur, comment peut-il y avoir un miracle? – Tout est Lui-même qu'il objective.
Alors nous entrons dans le grand problème de la route suivie, cette Route éternelle comme l'explique Sri Aurobindo dans Savitri, Naturellement, on conçoit que ce qui s'est objectivé en premier est ce qui avait le goût de l'objectivation. La première chose à admettre, et qui paraît logique avec le principe de l'évolution, c'est que l'objectivation est progressive, elle n'est pas totale éternellement... (silence) C'est très difficile à dire parce que nous ne pouvons pas sortir de notre habitude de concevoir que c'est une quantité définie qui se déroule indéfiniment, et que ce n'est qu'avec une quantité définie qu'il peut y avoir un commencement. Nous avons toujours (au moins dans notre façon de parler) l'idée d'un «moment» (riant) où le Seigneur décide de s'objectiver. Et comme cela, l'explication est facile: Il s'objective graduellement, progressivement, ce qui donne une évolution progressive. Mais c'est seulement une façon de dire. Parce qu'il n'y a pas de commencement, il n'y a pas de fin, et pourtant il y a une progression. Le sens de la succession, le sens de l'évolution, le sens du progrès, n'existe qu'avec la Manifestation. C'est seulement si on parle de la terre que l'on peut expliquer très véridiquement et rationnellement, parce que la terre a un commencement – pas dans son âme, mais dans sa réalité matérielle.
Probablement aussi, un univers matériel a un commencement.
(silence)
Et si on regarde comme cela, un miracle serait, pour un univers, l'intrusion soudaine de quelque chose venant d'un autre univers. Et pour la terre (qui réduit le problème à quelque chose de très compréhensible), un miracle est l'intrusion subite de quelque chose qui n'appartenait pas à la terre – ça fait un changement radical et immédiat par l'entrée d'un principe qui n'appartenait pas à ce monde physique qu'est la terre.
Mais là encore, il est dit qu'au centre même de chaque élément tout est, en principe; alors même ce miracle-là n'est pas possible.
On peut dire que le sens du miracle n'appartient qu'à un monde fini, qu'à une conscience finie, qu'à une conception finie. C'est l'entrée – l'intrusion, l'intervention, la pénétration – subite, sans préparation, de quelque chose qui n'existait pas dans ce monde physique. Alors évidemment, toute manifestation d'une volonté ou d'une conscience qui appartient à un domaine plus infini et plus éternel que la terre est nécessairement un miracle sur la terre. Mais si on sort du monde fini et de la compréhension du monde fini, le miracle n'existe pas. Le Seigneur peut jouer au miracle, si ça l'amuse, mais il n'y a pas de miracle – Il joue à tous les jeux possibles.
On ne peut commencer à Le comprendre que quand on sent comme cela, qu'il joue à tous les jeux possibles – et «possible» ne veut pas dire possible selon la conception humaine, mais possible selon Sa conception à Lui!
Et là, il n'y a pas de place pour le miracle, à moins d'avoir l'air d'être un miracle.
(silence)
Si, au lieu d'une lente évolution, ce qui appartient au monde Supramental apparaissait subitement... ça, l'homme en tant qu'être mental, même dans la perfection de sa mentalité, de son domaine mental, peut l'appeler miracle, parce que c'est l'intervention de quelque chose qu'il ne porte pas consciemment en lui-même et qui intervient dans sa vie consciente. Et en fait, si on regarde ce goût du miracle, qui est très fort (beaucoup plus fort chez les enfants ou chez les cœurs qui sont restés enfants que chez les êtres très mentalisés), c'est la foi dans la réalisation de l'aspiration au Merveilleux, de ce qui est supérieur à tout ce que l'on peut espérer de la vie normale.
Au fond, on devrait toujours, dans l'éducation, encourager les deux tendances parallèlement: la tendance à avoir soif du Merveilleux, de ce qui paraît irréalisable, de quelque chose qui vous remplit d'un sentiment de divinité, tout en encourageant en même temps, dans la perception du monde tel qu'il est, l'observation exacte, correcte, sincère, l'abolition de toute imagination, le contrôle constant, le sens le plus pratique et le plus minutieux dans l'exactitude des détails. Il faudrait que les deux marchent parallèlement. Généralement, on tue l'un avec l'idée que c'est nécessaire pour faire croître l'autre – c'est tout à fait une erreur. Les deux peuvent être simultanés, et il y a un moment où la connaissance est suffisante pour savoir que ce sont deux aspects d'une même chose, qui est la clairvoyance, un discernement supérieur. Mais au lieu d'une clairvoyance et d'un discernement limités, étroits, le discernement devient tout à fait sincère, correct, exact – mais il est immense et il inclut tout un domaine qui n'appartenait pas encore à la Manifestation concrète.
Au point de vue éducatif, ce serait très important.
Voir le monde tel qu'il est, exactement, crûment, de la façon la plus terre-à-terre et concrète, et voir le monde tel qu'il peut être, avec la vision la plus libre, la plus haute, la plus pleine d'espoir et d'aspiration et d'une certitude merveilleuse, comme les deux pôles du discernement. Tout ce que nous pouvons imaginer de plus splendide, de plus merveilleux, de plus puissant, de plus expressif, de plus total, n'est rien en comparaison de ce que cela peut être, et en même temps, notre exactitude minutieuse du détail le plus minime n'est jamais suffisamment exacte. Et les deux doivent aller ensemble. Quand on sait ça (geste en bas) et qu'on connaît Ça (geste en haut), on est capable de mettre les deux ensemble.
Et c'est le meilleur usage possible du besoin de miracles. Le besoin de miracles est un geste d'ignorance: «Oh! je voudrais que ce soit ainsi!» C'est un geste d'ignorance et d'impuissance. Et alors ceux qui disent: «Vous vivez dans le miracle», ce sont ceux qui ne connaissent que le bout en bas (et encore ne le connaissent-ils qu'imparfaitement) et qui n'ont aucun contact avec autre chose.
Il faut changer ce besoin de miracles en une aspiration consciente vers quelque chose – qui est déjà, qui existe – et qui sera manifesté avec L'aide de toutes ces aspirations: toutes ces aspirations sont nécessaires, ou, si l'on regarde d'une façon plus vraie, sont un accompagnement – un accompagnement agréable – dans le déroulement éternel.
Au fond, les gens d'une logique très sévère vous disent: «Pourquoi prier? Pourquoi aspirer, pourquoi demander? Le Seigneur fait ce qu'il veut et Il fera ce qu'il veut.» C'est de toute évidence, il n'est pas besoin de le dire, mais cet élan: «Seigneur, manifeste-Toi!», ça donne une vibration plus intense à Sa Manifestation.
Autrement Il n'aurait jamais fait le monde comme il est – il y a une puissance spéciale, une joie spéciale, une vibration spéciale dans cette intensité d'aspiration du monde pour redevenir ce qu'il est.
Et c'est pour cela – «pour cela» en partie, fragmentairement – qu'il y a une évolution.
Un univers éternellement parfait, manifestant éternellement l'éternelle perfection, manquerait de la joie du progrès. C'est une chose que je sens très intensément. Très intensément. Parce que nous ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez, même pas une seconde de l'Infini, et que cette seconde ne contient pas tout ce que nous voulons sentir et savoir, nous nous plaignons et disons: «Ah! non! ce monde n'est pas bien.» Mais si nous sortons de notre seconde et que nous entrions dans le Tout, tout de suite on sent d'une façon si intense tout ce que ce besoin de progrès a apporté à la Manifestation.
Et encore... c'est encore limité à l'instrument qui reçoit. Il y a un moment où même la Force créatrice de cet univers-ci se sent tout d'un coup toute petite si Elle ne se fond pas, ne s'unit pas à la Force créatrice de tous les autres univers.
Il y a, là aussi, une ascension ou une progression constante dans l'identification.
(Mère se retourne soudain vers le disciple)
Tu ne vas pas raconter tout ça!?
Mais... Mais si!
(Riant) Non, tu coupes toute la fin.
Maintenant, nous n'avons plus le temps, autrement peut-être t'aurais-je posé une question.
Dis. Quelle question?
Pourquoi Sri Aurobindo ou toi n'avez-vous pas utilisé davantage le miracle comme un moyen de vaincre les résistances dans les consciences humaines extérieures? Pourquoi cette espèce d'effacement vis-à-vis de l'extérieur, de non-intervention, si on peut dire, ou de discrétion?
Pour Sri Aurobindo, je sais seulement ce qu'il m'a dit plusieurs fois: les gens n'appellent «miracle» que des interventions dans le monde matériel ou dans le monde vital. Et ces interventions sont toujours mélangées à des mouvements d'ignorance ou d'arbitraire.
Mais le nombre de miracles dans le Mental que Sri Aurobindo a faits est incalculable; mais naturellement c'était seulement si l'on avait une vision très droite, très sincère, très pure, qu'on pouvait le voir – moi, je le voyais. Il y en a d'autres qui l'ont vu. Mais il se refusait (ça, je le sais), il se refusait à faire aucun miracle vital et matériel, à cause de ce mélange.
Mon expérience est ainsi: c'est que dans l'état où le monde est maintenant, un miracle direct (matériel ou vital) doit tenir nécessairement compte d'une quantité d'éléments mensongers que l'on ne peut pas admettre – ce sont nécessairement des miracles mensongers. Et ça, on ne peut pas l'admettre. Pour moi, je m'y suis toujours refusée. J'ai vu ce que les gens appellent des «miracles», j'en ai vus avec Madame Théon, par exemple, mais ça admettait qu'un tas de choses aient le droit d'être, qui pour moi sont inadmissibles.
Je ne sais pas si c'est ça, je ne sais pas si simplement c'était parce que ça ne devait pas être. C'est tout.
J'aurais beaucoup de choses à dire, mais... En tout cas, je te les dirai peut-être un jour mais ça ne peut pas servir pour le Bulletin – ce ne sont pas des choses publiques.
Mais ce que les hommes appellent maintenant «miracle», c'est presque toujours fait par des êtres du Vital, ou par des hommes qui sont en rapport avec des êtres du Vital, et c'est mélangé – ça admet la réalité de certaines choses, la vérité de certaines choses qui ne sont pas vraies. Et c'est sur cette base que ça agit. Alors c'est inacceptable.
Un autre jour je te dirai peut-être, mais ce que j'aurai à te dire personnellement sera bon pour l'Agenda, pas du tout bon pour le «Bulletin». Voilà.2
1 All's miracle here and can by miracle change. (i.v.85)
2 Il existe un enregistrement de cette conversation.