Mère
l'Agenda
Volume 10
(Mère avait recommandé au disciple d'aller se promener sur la plage d'Auroville pour se reposer, mais il se trouve que quelqu'un voulait absolument nous accompagner.)
Rien d'intéressant... Toi, ça va? Tu es allé te promener avec F?
Oui, l'autre jour nous sommes allés faire un tour à la plage.
Oui. Tu étais absorbé ou quoi?
Pourquoi?
Je ne sais pas, elle m'a dit qu'elle avait l'impression que tu n'étais pas là. Alors je me suis demandé...
Oui, c'est vrai, je n'étais pas là. J'avais envie de... de balayer un peu tout.
(Mère reste silencieuse)
C'est une erreur?
Non, pas du tout! Pas du tout, elle craignait seulement... Elle m'a dit: «Est-ce que Satprem est en bonne santé?»... Je pense que oui!
Oui!
Non, ce n'est pas comme cela qu'elle l'a pris, elle a eu peur que tu ne sois pas bien.
Non, je veux dire: est-ce une erreur de balayer tout, de faire le vide, ou quoi?
Oh! non! Oh! non...
Je me suis souvent demandé si je me trompais dans ma manière de procéder. Ma manière de procéder spontanée, c'est de tout balayer, faire le vide complet, puis de me tourner vers quelque chose là-haut, et d'être absolument silencieux et immobile.
Oui, ça c'est le meilleur des moyens, il n'y en a pas de meilleur que cela.
Ça, c'est ce que je fais tout le temps.
Et si l'on ne faisait pas cela!... De tous les côtés ça vient comme cela (geste comme des vagues d'assaut). Et ils veulent me tirer de force dans la politique... Et c'est un bourbier infâme! Je ne l'ai jamais vu comme je le vois, parce que, maintenant, je vois: les gens, les choses, les réactions, ce qui se passe... C'est tellement dégoûtant!... Sri Aurobindo m'avait toujours dit: «Il ne faut pas se mêler de politique» et je ne m'en mêlais pas.
De tous les côtés, ils1 me demandent des bénédictions... et je donne des bénédictions à tout le monde! (Mère rit) Mais je les préviens, je leur dis: bénédictions pour faire le Travail. Chacun demande que ce soit lui qui ait la victoire, mais «ça» ne bouge pas. Tout ce que j'ai fait (parce qu'on m'a tirée là-dedans), c'est de demander que ce qui arrive soit le meilleur pour l'avenir du pays – il a eu déjà assez de difficultés! N'est-ce pas, il y a eu deux centenaires de servitude avec les Anglais: ça les a com-plè-te-ment pourris. Et ça suffit. Il faudrait qu'ils se tirent d'affaire. Oh!... inimaginable, c'est inimaginable; le chef de la police ici qui dit: «Je ne peux plus intervenir parce que, maintenant, on me dit que le "droit démocratique" vous permet de tout faire... Si les gens entrent chez vous (il a dit cela personnellement), si les serviteurs révoltés entrent chez vous et que j'intervienne, on me grondera, en me disant: «Vous êtes intervenu dans le droit démocratique.» – Ils ont le droit démocratique d'envahir une maison! Voilà ce qu'ils ont fait des idées!... C'est-à-dire que l'on est en pleine folie.
C'est à C que l'on a dit cela, et C a répondu: «Oui, mais alors si vous n'avez plus le droit de protéger, les gens ont le droit de se défendre; ils n'ont pas le droit de se défendre tant que vous avez le pouvoir de protéger et que vous avez le droit de protéger, mais si vous n'avez plus le droit de protéger, les gens ont le droit de se défendre.» Alors (riant), le chef de la police a dit: «Dans ce cas-ci, il vaudrait mieux que ce ne soient pas les garçons de l'Ashram qui défendent parce que...»2 Et il a dit: «Oui-oui, j'arrangerai»! (Mère rit)
En plein démence!
À Delhi aussi, c'est la démence complète.
Oh!... Oh!... Ils sont en train de voter en ce moment, et de tous les côtés chacun m'a demandé de l'aide... Ils sont en train de voter... Et quels candidats!
Il y a un candidat qui est un homme respectable, un homme bien,3 mais on l'a mis là seulement pour diminuer le pouvoir des autres!... Ouvertement. On n'a pas du tout l'intention de le nommer.
Non, c'est incroyable, incroyable de... de pourriture.
Mais en fait, l'enjeu n'est pas la présidence, c'est une contestation pour savoir si l'on démolira Indira ou non.
Oui, c'est cela.
Et ils sont puissants, ceux qui veulent la démolir.
Entre les deux candidats, c'est le candidat le meilleur qui a pris cette position de vouloir démolir Indira.4 C'est un homme intègre, il est de bonne volonté, mais il ne comprend pas, il ne sait pas – ils ne comprennent pas, ils ne savent rien, personne! Mais je lui ai envoyé dire que j'étais derrière Indira (parce qu'il a demandé que je l'aide), que j'étais derrière Indira, qu'il n'avait qu'à faire attention – derrière Indira ET CE qu'ELLE fait. Parce que ce qu'elle fait, elle l'a fait en me demandant si elle devait le faire, et j'ai dit oui.
C'est toute cette histoire de banques5 et des filous qui sont là.
Je ne sais pas...
Je crois que la démocratie... Déjà, à dix ans, je trouvais la démocratie une imbécillité (là-bas, en France), mais enfin... Et elle est une imbécillité là-bas, en France (mais cela ne fait rien); en tout cas, je ne crois pas que la démocratie soit du tout, du tout une organisation en accord avec l'esprit de l'Inde – pas du tout. Et la preuve, c'est que ce n'est pas du tout l'ensemble des gens qui fait les choses: ce sont quelques fripons qui se mettent en avant en disant: je représente ça, je représente6...
(silence)
Le malheur est que le nouvel envahisseur serait la Chine, et ça... ce serait effroyable.
(silence)
Enfin...
Mais tu sais que dans «L'Idéal de l'Unité Humaine», Sri Aurobindo dit noir sur blanc que le prochain terrain de bataille sera l'Inde?
Oui-oui.
Que le conflit se déroulera en Asie avec l'Inde comme premier champ de bataille.7
Oui, je le sais bien, nous en avons parlé tous les deux avant qu'il l'écrive. Je sais bien.
(long silence)
Il y a un Chinois à Shantinikétan (je ne me souviens plus de son nom)8 qui est venu voir Sri Aurobindo et je le connais, il m'a parlé. C'est un homme (c'est un philosophe), un homme qui avait de la propriété en Chine (il vit dans l'Inde) et qui a donné aux communistes tout ce qu'il avait en leur disant: je vous le donne pour que vous n'ayez pas à le prendre!... Et il m'a dit personnellement (j'étais en bas, il y a longtemps, Sri Aurobindo était là),9 il m'a dit: «La Chine est un pays très intelligent; ils seraient capables de comprendre ce que Sri Aurobindo écrit, et je ne vois QUE CELA qui puisse sauver le monde d'une confusion»... Seulement, naturellement, il faudrait que ce soit en chinois – c'est ce que S.H.10 a fait, il l'a mis en chinois, et maintenant ce n'est même pas imprimé et ça n'entre pas en Chine.
Et puis ils coupent la tête de tous les intellectuels là-bas,11 on est en train de démolir toute une génération – abrutir toute une génération.
Oui.
(Mère entre dans une longue concentration)
Au fond, je suis tout à fait convaincue que la confusion, c'est pour nous apprendre à vivre au jour le jour, c'est-à-dire à ne pas nous préoccuper de ce qui peut arriver ou de ce qui arrivera, et à juste s'occuper au jour le jour de faire ce que l'on doit faire. Toutes les pensées et les prévisions et les combinaisons et tout cela favorisent beaucoup le désordre.
Vivre presque à la minute la minute, être comme cela (geste tourné vers le haut), seulement attentif à «la chose» qu'il faut faire au moment – et puis laisser la Conscience du Tout décider... Nous ne savons jamais les choses, même avec la vision la plus générale; on ne sait jamais les choses que TRÈS partiellement – très partiellement. Alors, l'attention est attirée par ceci, attirée par cela, mais telle autre chose existe aussi. Et donner beaucoup d'importance aux choses dangereuses ou nuisibles, c'est leur donner de la force.
(Mère entre en contemplation)
Quand on est assailli par la vision de ce désordre et de cette confusion, il n'y a qu'une chose à faire, c'est d'entrer dans la conscience où l'on sait qu'il n'y a qu'UN Être, UNE Conscience, UN Pouvoir – il n'y a qu'UNE Unité –, et que tout cela, ça se passe à l'intérieur de cette Unité. Et que toutes nos petites visions, nos petites connaissances, nos petits jugements, nos petits... tout cela, ce n'est rien, c'est microscopique en comparaison de la Conscience qui préside au Tout. Et alors, si on a le moins du monde le sens de pourquoi les individualités séparées existent, c'est peut-être seulement pour permettre l'aspiration – l'existence de l'aspiration; de ce mouvement, ce mouvement de don de soi et d'abandon, de confiance et de FOI; que c'est cela, la raison d'être de la construction des individus; et alors, que l'on devienne ÇA dans toute son intensité et toute sa sincérité... c'est tout ce qu'il faut.
C'est tout ce qu'il faut, c'est la SEULE chose; c'est la seule chose qui subsiste; tout le reste... fantasmagorie.
Et c'est la seule chose valable dans tous les cas: quand on veut faire quelque chose, quand on ne peut pas faire quelque chose, quand on a agi, quand le corps ne peut plus agir... Dans TOUS-tous-tous les cas, seulement ça – seulement ça: entrer en contact conscient avec la Conscience Suprême, s'unir à elle et... attendre. Voilà.
Alors on reçoit l'indication exacte de ce que l'on doit faire à chaque minute – faire ou ne pas faire, agir ou être immobile. C'est tout. Et même être ou ne pas être. Et c'est la seule solution. De plus en plus, de plus en plus la certitude est là: c'est la SEULE solution. Tout le reste, ce sont des enfantillages.
Et toutes les activités, toutes les possibilités peuvent être utilisées naturellement – ça supprime l'arbitraire du choix personnel, c'est tout. Toutes les possibilités sont là, tout-tout-tout est là, toutes les perceptions sont là, toutes les connaissances sont là – seulement l'arbitraire personnel est supprimé. Et cet arbitraire personnel paraît tellement enfantin! tellement enfantin... une sottise – une sottise, une stupidité ignorante.
Et je sens, je sens comme cela (Mère palpe l'air) cette agitation, ouf! ça tourbillonne dans l'atmosphère!
Pauvre humanité.
(long silence)
Voilà.
Tiens (Mère donne des roses).
Tout cela pour apprendre au monde à retourner vers le Seigneur, dans sa Conscience... Pourquoi? C'est pour cela qu'il y a eu une création?...
(silence)
Mais j'ai un problème pratique: chaque fois que je fais ce vide, justement pour me brancher là-haut vers... ce quelque chose, j'ai l'impression que je n'ai jamais de réponse précise: c'est une MASSE de Puissance qui est là, solide, et puis voilà.
Ah! tu n'as jamais de réponse?
C'est toujours la même chose: cette Puissance qui est là, impassible...
Tiens!
Hier, par exemple, pendant cette méditation,12 c'est la même chose – c'est toujours la même chose –, cette Chose massive, puissante, qui est là, mais qui ne «veut rien dire».
Mais tu n'as pas le sens d'une... Je ne sais pas comment expliquer parce que ce n'est ni bien-être ni... je ne sais pas comment expliquer; c'est quelque chose qui... il n'y a pas de mots pour le dire, mais qui vous laisse absolument satisfait.
On est bien.
Ah!
Oui, on est bien; ça, c'est sûr.
Ah! alors ça va, c'est ça. Tout-tout le reste est inutile.
Oui, mais comment avoir l'impulsion vraie, juste, tu comprends?
Mais ça, c'est AU-DESSOUS de cet état-là.
C'est au-dessous?
C'est au-dessous.
Cet état-là... Par expérience, je sais que c'est l'état dans lequel ON PEUT CHANGER LE MONDE. On devient une espèce d'instrument (qui est même inconscient d'être un instrument, n'est-ce pas), mais qui sert à... (geste montrant la coulée des Forces à travers l'instrument) à la projection des forces (geste dans toutes les directions à partir du centre instrumental). N'est-ce pas, le cerveau est tout à fait, tout à fait trop petit – même quand il est très grand, il est trop petit pour pouvoir comprendre; c'est pour cela qu'il y a ce blanc dans le mental. Et «la chose» se passe.
Et alors, on s'aperçoit que pour les besoins de la toute petite vie que l'on représente, automatiquement ça se passe, et on vous fait faire à chaque minute simplement ce qu'il faut faire sans... sans calcul, sans spéculation, sans décision, rien, comme ça (même geste de coulée à travers l'instrument).
J'ai eu l'expérience, alors personnelle, que si quelque chose dans le corps est dérangé (une douleur ou un malaise ou quelque chose qui ne fonctionne pas convenablement), quand on a passé par cet état-là, ça part – ça s'en va, ça disparaît. Des douleurs aiguës, n'est-ce pas: complètement disparues, on ne sait même pas comment! «Ah! fini», comme ça.
Et alors, dans le contact avec les gens et le contact avec les choses de la vie, une simplicité d'enfant. C'est-à-dire que l'on fait les choses sans... surtout sans spéculation.
Tiens, avec ces ouvriers... Tu sais que les ouvriers (pas les ouvriers: les domestiques) m'avaient envoyé une lettre de menace (tu sais cela?) il y a trois jours; une lettre de menace en me disant (c'était en anglais) qu'il fallait que je les reçoive et que je discute avec eux des conditions de leur travail, ou bien qu'ils feraient du grabuge hier, le 15 août. Ça m'a été lu. J'étais comme cela (geste tourné vers le haut), il est venu simplement... (ah! j'oubliais: et puis que si je ne répondais pas, ils penseraient que la lettre ne m'a pas été donnée, que je ne l'ai pas vue, et ils commenceraient l'agitation),
alors c'est venu comme cela (pas pensé, tu comprends, complètement blank, rien, comme ça), c'est venu, j'ai pris un papier et j'ai écrit (en anglais): «J'ai reçu votre lettre et je l'ai lue...», et après: «Il you have the slightest fear of God, keep quiet.» [si vous avez la moindre crainte de Dieu, tenez-vous tranquilles.] Et on a envoyé la lettre – ils n'ont rien fait, ils n'ont pas bougé.
C'est comme cela, n'est-ce pas. J'essaye d'être toujours dans cet état que tu décris, comme cela, quoi qu'il arrive, et toujours – toujours, sans exception –, s'il y a quelque chose à faire, on me le fait faire.
Je ne peux pas dire autre chose, c'est comme ça.
Et j'ai remarqué que l'on me fait agir très différemment à des moments différents, avec des gens différents, et l'expérience même est très différente – tout cela, même chose, comme cela (geste tourné vers le haut, immobile).
Seulement, il faut arriver à l'état où, naturellement, il n'y a plus ni de préférences ni de désirs ni de dégoûts ni d'attraits ni rien – tout ça, c'est parti.
Et surtout-surtout pas de crainte – surtout. Ça, c'est de toutes choses la plus nécessaire.
Généralement, je n'en parle pas parce que... parce que je crois que cela n'est donné à chacun qu'au moment où il est prêt.
Il faut que ce soit spontané, naturel.
Voilà, mon petit.13
1 Les candidats aux élections présidentielles qui ont lieu aujourd'hui. Ce qui est étrange et amusant, c'est que Mère avait donné ses bénédictions aux deux candidats: V.V. Giri et S. Reddi, or, le deuxième candidat, S. Reddi, par quelque bizarrerie des communications, ne recevra les bénédictions de Mère que... huit ans plus tard, le 13 juillet 1977, juste le jour des élections présidentielles où l'on nommait le successeur du successeur de V.V. Giri. Voir Hindu du 14 juillet 1977.
2 Parce que les garçons de l'Ashram ont la réputation d'être «solides» depuis l'attaque de 1965 sur l'Ashram.
3 C.D. Deshmukh. Il se retirera.
4 Sanjiva Reddi, qui sera élu en 1977.
5 La nationalisation des banques décrétée par Indira a provoqué une scission du Congrès en deux clans opposés (le «vieux Congrès» et le «nouveau Congrès»), chacun soutenant son candidat à la présidence.
6 Dans une note sans date, en anglais, Mère avait écrit: «La Démocratie était nécessaire et utile il y a une centaine d'années, mais maintenant elle doit être dépassée si l'on veut faire un pas en avant vers une création nouvelle.»
7 «On peut prédire avec quelque sûreté que la prochaine grande collision humaine aura l'Asie pour premier terrain ou pour origine.» XV. XIV. 367.
8 Tan Yun-shan.
9 Il était venu pour le darshan du 24 novembre 1939.
10 Un disciple chinois (peintre).
11 La «révolution culturelle».
12 Du 15 août, anniversaire de Sri Aurobindo.
13 Il existe un enregistrement de cette conversation.